mardi 2 avril 2024

En éveillant... Saint Léon le Grand, Homélie pour le Grand et Saint Samedi

Samedi Saint

Que se passe-t-il ?

Un grand silence règne aujourd’hui sur la terre.

Un grand silence et une grande solitude.

Le Roi dort.

La terre a tremblé et elle s’est apaisée, parce que Dieu s’est endormi dans la chair et Il a éveillé ceux qui dorment depuis les origines. Dieu est mort dans la chair et le séjour des morts s’est mis à trembler.

Dieu va chercher le premier homme, comme Il alla chercher la brebis perdue. Il va aussi chercher ceux qui demeurent dans les ténèbres et dans l’ombre de la mort. Oui, c’est vers Adam captif, en même temps que vers Ève, captive elle aussi, que Dieu Se dirige, et Son Fils avec Lui, pour les délivrer de leurs douleurs.

Le Seigneur s’est avancé vers eux, muni de la croix, l’arme de Sa victoire. Lorsqu’il Le vit, Adam, le premier homme, se frappant la poitrine dans sa stupeur, s’écria vers tous les autres : « Mon Seigneur avec nous tous ! » Et le Christ répondit à Adam : « Et avec ton esprit ». Il le prend par la main et le relève en disant :

Éveille-toi, ô toi qui dors, relève-toi d’entre les morts, et le Christ t’illuminera.

C’est Moi ton Dieu, qui, pour toi, suis devenu ton fils ; c’est Moi qui, pour toi et pour tes descendants, te parle maintenant et qui, par ma Puissance, ordonne à ceux qui sont dans les chaînes : sortez. À ceux qui sont dans les ténèbres : soyez illuminés. À ceux qui sont endormis : relevez-vous.

Je te l’ordonne : éveille-toi, ô toi qui dors, Je ne t’ai pas créé pour que tu demeures captif du séjour des morts. Relève-toi d’entre les morts : Moi, je suis la vie des morts. Lève-toi, œuvre de Mes mains ; lève-toi, mon semblable qui as été créé à Mon image. Éveille-toi, sortons d’ici. Car tu es en Moi, et Moi en toi, nous sommes une seule personne indivisible.

C’est pour toi que Moi, ton Dieu, je suis devenu ton Fils ; c’est pour toi que Moi, le Maître, J’ai pris ta forme d’esclave ; c’est pour toi que Moi, qui domine les cieux, Je suis venu sur la terre et au-dessous de la terre ; c’est pour toi, l’homme, que Je suis devenu comme un homme abandonné, libre entre les morts ; c’est pour toi, qui es sorti du jardin, que J’ai été livré aux Juifs dans un jardin et que J’ai été crucifié dans un jardin.

Vois les crachats sur Mon visage ; c’est pour toi que Je les ai subis afin de te ramener à ton premier souffle de vie. Vois les soufflets sur Mes joues : Je les ai subis pour rétablir ta forme défigurée afin de la restaurer à Mon image.

Vois la flagellation sur Mon dos, que J’ai subie pour éloigner le fardeau de tes péchés qui pesait sur ton dos. Vois Mes mains solidement clouées au bois, à cause de toi qui as péché en tendant la main vers le bois.

Je Me suis endormi sur la croix, et la lance a pénétré dans Mon côté, à cause de toi qui t’es endormi dans le paradis et, de ton côté, tu as donné naissance à Ève. Mon côté a guéri la douleur de ton côté ; Mon sommeil va te tirer du sommeil des enfers. Ma lance a arrêté la lance qui se tournait vers toi.

Lève-toi, partons d’ici. L’ennemi t’a fait sortir de la terre du paradis ; Moi je ne t’installerai plus dans le paradis, mais sur un trône céleste. Je t’ai écarté de l’arbre symbolique de la vie ; mais voici que Moi, qui suis la vie, je ne fais qu’un avec toi. J’ai posté les chérubins pour qu’ils te gardent comme un serviteur ; Je fais maintenant que les chérubins t’adorent comme un Dieu.

Le trône des chérubins est préparé, les porteurs sont alertés, le lit nuptial est dressé, les aliments sont apprêtés, les tentes et les demeures éternelles le sont aussi. Les trésors du bonheur sont ouverts et le royaume des cieux est prêt de toute éternité.

 

 


vendredi 29 mars 2024

En souffrant... Jean-Pierre Siméon, Il fallait cette ténèbre pour qu'on voit clair

 


Vendredi Saint

Au palais de Caïphe, c'est grand concours de foule, ils sont tous là : les scribes, les prêtres, les anciens. Ils sont ceux qui commandent et possèdent, ils ont le pouvoir, le savoir et l'avoir. Qu'est-ce que leur haine de Jésus, la haine de la Loi faite pour ce qui la défait, la haine des chaudement assis pour l'étranger aux pieds nus. Le Nazaréen, ils l'ont déjà condamné, mais Caïphe aime que tout soit en ordre : de la justice, il aime le semblant, cela suffit. Il fait venir deux faux témoins qui disent… qu'importe ce qu'ils disent : répéter leur mensonge serait mentir deux fois. Jésus regarde Caïphe, et se tait. Allons dit Caïphe, on t'accuse, réponds !

Jésus tombe et se relève. Il relève la tête. Il songe à tous les innocents que la haine gifla. Il ferme les yeux, Il se tait, et pardonne. Mais il faut à Caïphe l'aveu qui condamne, ainsi font les tyrans. Ils tuent mais répandent sur le meurtre l'encens des convenances. Voyons, dit le Grand Prêtre, enflant sa voix, et réponds haut pour que Jérusalem entende : es-tu, toi, le Messie, le Fils de Dieu ? Oui, Je le suis, Je suis ce que tu dis. Blasphème ! Blasphème ! hurle Caïphe, et tous autour, comme lui, éructent leur colère, et trépignent, et crachent, et brandissent le poing. Que faut-il ? crie Caïphe, que faut-il pour le blasphémateur ? La mort ! la mort ! crie la fureur.

À demi nu, humilié, frappé, le corps en sang, Jésus se tient debout, muet dans Sa douleur. Non, se dit-Il, cela n'est pas en vain, que Mon Sang soit rédemption à tous les humiliés.

Pendant ce temps, dans le crépuscule du matin, les milices de Caïphe courent les rues de la ville, et ramènent dans la cour du palais, la foule des égarés de la nuit. Crapules, ivrognes, idiots, mendiants, tout un peuple d'effarés prêts à baiser les pieds du puissant, pourvu qu'il livre à leur rancœur, un plus faible, un plus maudit qu'eux-mêmes. Ce sont les figurants de la farce funèbre. Parmi eux, s'est glissé Pierre, le premier des Douze, il se cache dans l'ombre, il entend les clameurs, il ne peut rien qu'être celui qui pleure. Une vieille le voit et le désigne aux autres : celui-là, crie-t-elle, il était avec le Galiléen ! On l'entoure, il prend peur : non, souffle-t-il, je le jure je ne connais pas cet homme. Et il s'enfuit tête basse vers le portail. Lui ! crie un autre, qui barre le chemin, il en était ! Il était avec le faux roi ! Non, non, redis Pierre, je le jure, je ne connais pas cet homme ! Mais on le presse, on le menace : tu mens, tu n'es pas d'ici, tu as l'accent de ceux de Galilée ! Non ! non ! non ! trois fois non ! redit Pierre, je le jure, je ne connais pas Celui dont vous parlez !

Alors, dans cette aube du dernier jour, Pierre entend au loin le chant du coq. Le désespoir crie dans sa bouche : arrache-moi, Seigneur, arrache l'herbe débile qui se couche au premier vent ! Soudain la foule explose et bouscule. Jésus est là dans les chaînes qu'on emmène, son pas faillit sous les crachats et les injures. Jésus, regarde Pierre, quand Pierre le regarde, et Lui, dont tout le corps saigne, Ses yeux disent : Pierre mon ami je te plains, la plaie que l'on se donne est la pire des plaies. Va, Pierre, courage, Je t'aime et je comprends. Et ce grand gaillard de Pierre fort comme un pilier du temple, il pleure maintenant comme un enfant. Jésus lui fait ainsi le don ultime, le don le plus précieux qui est le don des larmes. Aux plaies de l'âme, oui, il faut des pleurs, voilà le bon vulnéraire.

Et c'est pour n'avoir pas su se donner aux larmes que Judas, dont nous sommes si frères, ne voit en lui-même qu'un effroi sans retour : il veut rendre les deniers comme on voudrait effacer son visage, mais les prêtres le lui refusent. Ce malheur est à toi, garde-le ! Alors Judas, qui ne peut racheter son âme, vient au jardin de Gethsémani, et sous l'arbre où il embrassa Jésus, dans le silence vide, il se pend.

On traîne chez le gouverneur romain, celui dont le supplice sauve l'homme malgré l'homme. Pilate est assis, dans son siège à dorures, il regarde, étonné, Celui qu'on lui amène. Ce pauvre bougre en loques, qui vacille, serait-ce Lui le Grand Comploteur, Lui le rusé séditieux que craignent les Pharisiens ? Lui dont le pouvoir menace Samarie et Judée ? Es-Tu donc le Roi des Juifs ? demande-t-il. Je suis ce que tu dis, répond Jésus. Imposteur ! hurlent les Grands Prêtres, blasphémateur ! agitateur du peuple ! Allons ! dit Pilate, que réponds-tu, Nazaréen ? Mais Jésus se tait, et se tait encore. Curieux prêcheur, soupire Pilate, curieux prêcheur qui se tait toujours. Il dit à la foule : Celui-là n'est pas mon homme, je ne vois rien en Lui qui mérite la mort, vous criez contre Lui mais cri n'est pas raison.

La mort ! recrie la foule qui ne veut rien entendre, comme la bête à qui l'on retire sa proie. Elle double sa colère et rugit : à la croix, à la croix ! L'étranger, tue-Le, tue Le pour nous. Eh bien, dit Pilate, qui hésite entre l'injuste et le sage, voici Barabbas, voleur et tueur ; et voici ce pauvre fou, innocent. C'est la fête de la Pâque, choisissez : des deux je relâcherai qui vous voulez. La multitude qui tempête à ses pieds n'a qu'une seule voix : Barabbas ! la mort pour le faux roi ! relâche Barabbas ! Eh bien, bon, dit Pilate que tout cela fatigue, c'est votre affaire, pas la mienne, et prenant de l'eau, il se lave les mains : je ne veux pas sur moi du sang de l'innocent, voici votre homme, je vous Le laisse. Mais c'est votre main qui tiendra le marteau, qui forcera les clous dans Sa chair.

Et nous voici au pied de l'échelle des douleurs. Voici pour le Dieu qui se fit homme, voici le début du désastre de Sa mort. On l'attache au pilier, le Dieu qui aime, et les lanières du fouet cinglent et mordent dans la chair offerte. Il geint, et l'on rit de Sa plainte. Et les rires claquent dans le fouet, puis on délie le corps martyrisé, et les soldats romains en font un jeu grotesque : on Le met nu, ha ha ha, la bonne farce ! on jette sur Son dos un manteau écarlate, on jette sur Sa tête une ronce tressée qui fait suer le sang sur Son front, et dans Sa main, ha ha ha, la bonne farce ! on lui fait tenir un roseau. Salut roi des juifs ! dit l'un qui s'agenouille. On jette sur Lui le juron, le crachat, le sarcasme, et pour ne pas finir la fête qu'on se donne, chacun le frappe du roseau. Mais… même de torturer un Dieu, on se lasse, on remet Jésus dans ses vêtements souillés. C'est la Croix, maintenant. La Croix pour l'épaule… c'est à peine s'Il peut porter Son propre corps et voilà qu'Il doit porter la croix sur la montagne, Lui qui porte déjà sur Son dos, une montagne, la montagne des peines et de l'erreur humaine, la montagne de toutes les misères humaines, la montagne des âmes de tous les suppliciés. Ah ! comme le monde pèse sur Jésus. Ah ! il faut bien de l'amour pour le supporter.

Jésus titube dans les pierres du chemin, le poids de la Croix accable son courage. Il est au pied du Golgotha, Il tombe. De la foule en furie un homme se défait, il prend à son épaule une part de la peine. Ah ! qu'il y ait toujours près de nous un Simon de Cyrène qui porte à son épaule une part de nos peines !

Jésus avance dans la poussière sèche, la route est longue en toutes les souffrances, mais cette route là, on la dirait sans fin. Jésus tombe à genoux une deuxième fois, Il entend les hoquets obscènes de la foule. Ses yeux ne voient plus dans Ses larmes de sang, mais Il sent soudain une présence proche, puis une main douce, comme une main de mère, qui pose sur Sa Face une étoffe légère, elle efface et les larmes et le sang et il voit une femme à genoux qui pleure, comme on pleure quand on aime. Moins lourd, alors, le bois de la croix.

Jésus repart sur la pente dernière, et dans un ultime effort exténué, Il parvient au sommet du calvaire. Il s'effondre et il semble que tout s'effondre sur Lui : la croix, les cris, le ciel, et le monde. On arrache de Lui Ses vêtements qu'on se dispute comme la meute la curée. Il faut cette honte encore. L'homme est nu et Il tremble, Il n'a plus sur la peau que Sa tunique de sang. Il est l'heure qu'on Le cloue, le répudié d'entre les hommes. Que l'on cloue sur le bois, la Pauvreté et l'Amour. Qu'on La cloue dans Son corps cette Âme trop grande qui excède. Et voilà que l'on dresse la croix très haut dans le soleil de midi, car il faut qu'on Le voit bien, ce corps mourant, écartelé dans Sa douleur. Voyez ce que l'on fait, voyez, à Celui qui renverse la coutume, Celui qui maudit le riche et embrasse le lépreux, qui dit qu'un mendiant vaut un prince, qui dit la nullité de tout pouvoir, et qu'il n'est de royauté que dans l'amour. Eh bien, ça nous fait un drôle de roi, un roi nu à couronne de ronce. C'est écrit au-dessus de Sa tête qui tombe : Jésus, roi des Juifs. Un roi, ça ? et un dieu ? Ha ha ha ! ah oui, roi des mouches et du vent, et dieu de ses misères. Amen ! Ainsi se moquent les deux larrons qu'on a mis aux deux côtés de Jésus. Si tu es Fils de Dieu, ricanent-ils, que ton père te décloue ! Descends, descends de ta croix, et nous croirons en toi.

Jésus entend tout cela, et se tait. Il consent à l'insulte, Il consent au mépris, il faut qu'Il vive toutes les morts en une, Il lui faut la mort entière, Il doit comprendre l'homme jusqu'au bout. Jésus sur la croix dans son dernier respire, Il est la parabole de la détresse humaine, Il épuise l'abîme de toute vie humaine, Il est le Pauvre dans les poux, il est le pestiféré qu'on lapide, le malade qui vomit son ventre, la fille humiliée et la mère dévastée, l'estropié qu'on bouscule, l'enfant qui agonise. L'inouïe pesée du drame universel, en cet instant, elle est sur Jésus, seul. C'est trop, c'est impossible : Son âme éclate, et le cri de Jésus déchire le ciel. Les mains, ni les pieds troués ne font ce cri, et ni les chairs rompues par la lance, mais la solitude achevée de l'Homme devant Sa mort. Père, Mon Père, dit ce cri qui déchire, pourquoi M'as-Tu abandonné ?

La foule, les soldats, tous, soudain se figent. Si terrible, la plainte du Crucifié, qu'en chacun le cœur cesse de battre. L'heure, l'air, la lumière, tout se tient immobile. Et, dans un dernier cri, Jésus expire, qui accomplit par amour le désastre de Sa mort. C'est comme si, avec Lui, le Ciel avait baissé sa paupière.

Une nuit d'hiver saisit le Golgotha. Le monde, stupéfait, semble sur le point de rompre. Les nuées s'amassent, les pierres se fendent, et sur la terre qui tremble, ceux qui sont là, ceux de l'insulte et du crachat, voilà qu'ils cachent leur visage, et crient qu'on les pardonne. C'est Dieu qu'on a cloué, le vrai Dieu sur la Croix.

Il fallait cette ténèbre pour qu'on voit clair, enfin. Le monde s'agenouille devant le Sacrifié. Il Te reste maintenant, Seigneur, Toi qu'on a si patiemment détruit, d'aller au terme de Ta chute humaine, et qu'on Te porte, pauvre Mort, dans la nuit close du tombeau. Après les clous, le repos, et la tendresse enfin. Ta mère est là, et Marie-Madeleine. Leur cœur est le premier tombeau. Elles lavent de leurs larmes le cadavre, et l'entourent de leurs bras car il faut aux morts autant d'amour qu'aux vivants. Cet amour qui fait aux morts le don d’une seconde vie. Tandis que les femmes bercent dans leurs sanglots, comme un enfant, le Corps martyrisé, vient Joseph d'Arimathie, qui a obtenu pour Jésus le droit au Sépulcre. Il Le fait porter dans un drap blanc. Non loin de là, dans l'ombre d'un jardin, il y a ici un pli ouvert dans la roche. Ce sera le lit de pierre où Jésus dormira Sa mort humaine.

C'est le soir, à présent, sur Jérusalem, l'air est limpide dans le jour qui s'achève. La branche fait silence, l'oiseau ferme ses ailes, la terre est en prière. Jésus attend, dans Sa mort accomplie. L'amour attend. Qu'en chaque peine, en chaque sourire, l'homme le recommence.

 

jeudi 28 mars 2024

En pleurant... Jean-Pierre Siméon, Il va mourir

 


Jeudi Saint

Il va mourir.

Il va mourir bientôt : Il le dit.

Comment est-ce possible ? comment ?

Ici, à Béthanie de Judée, la nuit est fraîche, et calme. Sous son surcroît d'étoiles, l'heure est lente, dans le silence. Une femme, peut-être, chante, et l'on boit un vin clair dans la douceur du monde reposé. Alors Jésus parle et ses compagnons se taisent. Ils ont fini de boire et de rire d'être ensemble. Jésus a le front haut, sa lèvre ne tremble pas. Il dit – Sa voix est claire, Sa voix est calme – Il dit : je vais mourir dans deux jours, un jour, et un jour encore. Ils me cloueront sur le bois. Jésus dit Sa mort, et Ses compagnons se taisent.

Là-bas, au loin, dans la ville de marbre, à l'autre bord de la colline haute, là-bas on parle, on parle haut et fort. Il y a là les anciens, habillés d'orgueil, avec les Grands Prêtres, drapés de peur. Leur parole fait du bruit, leur parole est un fouet, tous disent : il est temps, temps de tuer cette bouche, cette bouche qui dit les choses impossible, les choses qu'on n'ose même pas penser ! Alors, dans la bataille des haines, une voix l'emporte, c'est Caïphe, Grand Prêtre parmi les Grands Prêtres, Caïphe. Assis dans les plis de sa robe, et sa voix glisse dans le pli de sa bouche. Il dit : c'est assez, finissons-en, arrêtons l'homme de Nazareth, mais par ruse : méfions-nous, méfions-nous du peuple car le peuple L'aime. Tuons Jésus, c'est dit.

Ici à Béthanie, sous les arbres, Jésus se tait. Il sait, Il regarde la patience des arbres dans la nuit. Il sait qu'il Lui faudra dans les douleurs cette patience d'arbre. Comme il sait se taire songe-t-Il, le bois des arbres sous le clos. Il songe aux mains de Son père menuisant les planches, et comme la sciure buvait sa sueur, ta sueur sur le bois, Joseph, et savait déjà Ma croix. Maintenant, Il regarde ses compagnons : ils ont baissé la tête. Sa mort a commencé. Il regarde Ses compagnons un à un, et Son regard les nomme un à un. Pauvreté, faiblesse et fatigue. Voilà leur nom d'homme, pense-t-Il. Il chérit en Lui-même leur fatigue, car Il mourra pour elle, pour la faiblesse humaine, Il mourra.

Soudain, la nuit Lui paraît lourde, Il sent Son cœur qui se défait. Une branche dans l'olivier tremble. Il lève les yeux. Une femme est là, une femme en larmes dans ses cheveux défaits. C'est Marie, Marie l'insultée, Marie pécheresse. Elle est la pauvreté et la fatigue même, elle est là à présent, à genoux devant Lui, elle prend dans sa main les pieds, les pieds qui ont marché tous les chemins, qui ont appris des terres brûlées ce que souffre une vie d'homme dans son pas. Et, comme toute peine humaine se lave dans les larmes, Marie sur qui l'on crachât, lave de ses larmes qui sont pures les pieds de Jésus et les essuie dans ses cheveux, puis, souriant, dans les larmes, comme un enfant sourit dans son chagrin inflexible, d'un flacon d'albâtre répand sur la tête de Dieu aux pieds nus un parfum comme on en verse sur la tête des rois, un parfum rare et tiède comme ses larmes. Tous alentours s'indignent et protestent que c'est là un don exorbitant : Maître, dit l'un, on eût nourri trente pauvres ! Et Jésus répond : vous avez tort, le cœur de cette femme vous devance, tous, car elle a préparé déjà mon corps pour le tombeau.

Or, pendant qu'à Béthanie chez Simon le lépreux, Jésus ainsi dit Sa mort prochaine, là-bas à l'autre bord de la colline haute, Judas frappe à la porte de Caïphe. Judas, l'un des Douze de Jésus, l'un des douze fidèles parmi les fidèles ; les douze compagnons de la Parole Sainte, les douze plus aimants, les douze plus servants. Judas frappe à la porte de Caïphe et chaque coup cloue Jésus sur le bois de la Croix. Combien ? dit Judas, combien m'en donnerez-vous ? combien pour le Galiléen ? Ce sera trente deniers, trente pièces d'argent, c'est cher payé, n'est-ce pas, pour le roi des pauvres ! Celui que j'embrasserai, murmure Judas, Celui que j'embrasserai, ce sera Celui-là. Il s'en retourne, lourd de ses deniers. Il est des poids qui pèsent plus que leur poids.

Le matin du jour qui suivait cette nuit, c'était le matin du jour de la Pâque. À Béthanie, on s'éveille mais nul n'a bien dormi, en vérité. De même que la fleur ne prend pas dans les sables, il est un sommeil parfois qui ne prend pas dans l'âme : c'est le sommeil qui pressent le malheur. Ses compagnons cherchent Jésus, ils Le trouvent assis sur une pierre. Il regarde, immobile, le jour qui monte. Si la tristesse à un visage, il est ce visage là ; qui sait, et qui attend. Maître, dit Simon Pierre, que veux-Tu de nous ? rien d'autre, dit Jésus, que ce que veut ce jour : c'est la Pâque, nous fêterons la Pâque. Toi et Jean vous irez à la ville, au Cédron vous rencontrerez un porteur d'eau, il vous mènera à la maison de son Maître, c'est là qu'avec vous ce soir je mangerai l'agneau. Il y a longtemps déjà que l'arbre est tombé dont on fera ma croix, et les planches déjà ont quitté les mains du menuisier. Va Pierre, va dresser la table de mon dernier repas.

Et voici qu'à la nuit tombée, à Jérusalem, Jésus et les Douze, dans la demeure dite, sont réunis pour célébrer la Pâque. Des lanternes basses éclairent le silence. Ils n'ignorent pas, les Douze, de quel mystère ici ils sont les convives, et que l'heure est plus grande que le temps des hommes. Comment, songent-ils en eux-mêmes, comment se peut-il que Jésus meurt, lui le ressusciteur de Lazare, comment peut-Il nous abandonner ? Lui qui, d'un mot, fait des prodiges, que ne peut-Il sauver sa propre vie ? Alors, Jésus, qui entend ces protestations de l'âme, leur dit : vous m'aimez, mais vous doutez, et douter, c'est déjà renoncer à l'amour. Ne vous souciez pas de moi, pleurez d'abord sur vous-mêmes, car je vous le dis, c'est l'un de vous qui me donnera à mes bourreaux. Oh ! non, Seigneur, non, aucun de nous ! mais leurs mains, mais leurs cœurs tremblent : la bouche de Jésus toujours dit le vrai. Sera-ce moi ? dit l'un ; ou moi ? dit l'autre. Il a plongé la main avec moi dans le plat, dit Jésus, celui qui me livrera. Malheureux celui qui est né pour ma mort, son malheur, hélas, est plus grand que le mien. Alors Judas, les yeux dans les yeux de Jésus, demande : serait-ce moi le traître ? et Jésus, les yeux dans les yeux de Judas, dit : pourquoi celui qui sait son nom demande-il qu'on le nomme ?

Puis Jésus prend le pain qui est là sur la table. Il le rompt, et donne à chacun sa part. Mangez de ce pain dit-Il, car ce pain est Mon Corps, le froment de la joie préparé pour les hommes. Puis, Il prend la cruche du vin, Il la bénit et en remplit Sa coupe : buvez de ce vin dit-Il, car ce vin est Mon Sang, le sang de la plaie endurée pour les hommes. Ce vin est le dernier que je bois sur la terre, mais réjouissez-vous, nous reboirons ensemble un vin nouveau à la table de Mon Père. Puis, quand ils eurent chanté les psaumes, Jésus se lève, et dans la nuit pleine, Il mène ses compagnons au Mont des Oliviers. Ils vont, muets dans les chemins dormants, tout dort ici ; même, on dirait, les pierres, et dans ce grand sommeil du monde, la voix de Jésus effleure le silence. Il dit, tout bas, Il dit ce qui sera : cette nuit, vous tomberez, cette nuit, comme Moi. Non ! crie Pierre, baisant Sa robe : qu'ils tombent, ceux à qui le cœur manque, mais moi, non, Seigneur, non, je ne tomberai pas ! Pierre, mon ami, ne jure pas. L'herbe, dis-moi, peut-elle jurer qu'elle ne se couchera pas sous le vent ? Allons, Pierre, cette nuit même, avant que le coq ne chante, tu m'auras renié trois fois. Non ! crie Pierre à genoux, jamais non, je le jure, plutôt mourir ! Et tous ceux qui sont là autour, tous, clament haut dans la nuit, que non, ils ne renieront pas.

Quand ils parviennent enfin là où, chaque jour, ils viennent chercher cette solitude qui ouvre l'âme en l'homme, en ce jardin d'ombre qu'on nomme Gethsémani, Jésus dit à ses compagnons, restez, restez ici sous ce temple de branches et veillez, et priez, et fortifiez vos âmes. Car c'est bientôt l'âme qui manque quand la peur prend le corps. Et Lui, se retirant, s'absente dans la nuit. Il va, Il va dans le lieu le plus seul, Il sent venir en Lui la nuit entière : tout le froid, tout le noir de la nuit, Il croit qu'ils sont en Lui. Il est le Fils de l'Homme, et voilà qu'Il chancelle : Mon Père, dit-Il, Mon Père, épargne-Moi, je suis le Fils de l'Homme, je suis nu, et j'ai froid. Jésus chancelle, Il tombe la face contre terre : Père, implore-t-Il, éloigne-la de moi. Faut-il donc que je boive la coupe des souffrances ?

Et Jésus se relève, Il voit les souffrances, Il voit la nuit des hommes, et Il voit leurs souffrances. Non, dit-Il, je ne renonce pas, Ta volonté est grande, que Ta volonté soit faite, Mon Père. Alors, Il retourne vers ses compagnons. Ils dorment, Il les éveille et les exhorte encore : votre fatigue serait-elle plus lourde que ma mort ? en prononçant le nom de Sa mort humaine, Jésus, sent dans Sa bouche une angoisse amère. Il se retire encore, se cache derrière un olivier. Comme elle menace en Lui, l'avalanche des larmes ! Non, dit-Il, je ne renoncerai pas. Et, oui, je boirai la coupe des souffrances. Il revient sur Ses pas, tous se sont rendormis. Eh bien, dormez, songe-t-Il, dormez, enfants. Le sommeil bientôt vous tombera des yeux. Une troisième fois, Jésus retourne à Sa prière. Il se tient debout devant Sa nuit, Il se tient debout au pied de Sa propre croix. Oui, Père, je boirai la coupe des souffrances. Oui, Ta volonté est grande, que Ta volonté soit faite et refaite. Et maintenant, Il a compris, c'est l'heure exacte, l'heure du pas sans retour.

Un à un, Il éveille ses compagnons, en leur disant : lavez vos yeux d'aveugles, il est venu le temps de la mort qui commence. Allons, debout devant l'ouvrage, voici le temps du dernier labeur. Or, à cet instant même, la nuit tremble, partout autour, des torches brûlent la ténèbre, une troupe d'homme en arme est là, et devant elle marche Judas. Bonjour Maître, dit le compagnon d'hier. Mon ami, répond Jésus, tu nous manquais dans la prière. Il ouvre les bras à Judas, et Judas L'embrasse, et ce baiser déjà lui pèse plus à l'âme, tellement plus que les deniers dans sa poche. Mais le baiser est donné, la chose est faite, c'est le commencement du Sépulcre.

Deux soldats prennent Jésus à l'épaule, ils Le tiennent immobile, dans leurs poignes violentes. Ah ! qu'elle est calme, et certaine d'elle-même, cette sauvagerie du fort qui récuse l'homme en l'homme. Le fier qui commande les troupes avance vers Jésus, s'arrête devant Lui. Il Le regarde d'un œil qui rit et qui méprise, puis levant sa main gantée de cuir, il Le gifle. Allons mon Roi, dit-il, me donneras-Tu l'autre joue ? et rude, la main gifle une deuxième fois. Les amis de Jésus se ruent sur les soldats, ils crient contre la brute, ils dénoncent le lâche, mais leur main est nue devant la lance. Alors l'un des Douze, sortant l'épée, frappe à l'oreille l'envoyé de Caïphe. Non ! dit Jésus, jette cette épée ! qui garde sa vie par les armes, sa vie est déjà morte à moitié. Ce qui advient doit advenir, non que je ne puisse l'empêcher, mais je ne veux pas l'empêcher. Je ne suis pas prisonnier de ces hommes puisque je n'obéis pas à leur volonté, mais à la Mienne.

Alors Jésus tend Ses mains qu'on attache, et tandis que les soldats l'emmènent, Il voit tous Ses amis s'enfuir dans la nuit. Seul songe-t-Il, seul avec ma mort, et Il pleure. Oui, Jésus pleure mais il ne pleure pas de Sa mort certaine, Il pleure à ce moment sur ceux qui L'abandonnent.